27 avril 1999




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Après les Etats-Unis, l'Europe est atteinte par la fièvre des fusions et des rachats dans le monde des télécommunications. L'alliance entre Deutsche Telekom et Telecom Italia annonce une période de grandes manœuvres industrielles.L'objectif des opérateurs: atteindre la fameuse taille critique pour réduire leurs coûts et pour occuper tous les segments du marché. D'énormes mutations expliquent cette fébrilité des opérateurs: libéralisation rapide, changements technologiques, nouvelles concurrences, effets d'Internet. Et les bouleversements ne sont pas terminés…

Télécoms: les raisons du grand chambardement


Grégoire Baillod
Le mariage de Deutsche Telekom et Telecom Italia n'est pas encore consommé mais ses répercussions sur la branche ne se sont pas fait attendre. Le marché des télécoms connaît une formidable redistribution de cartes depuis le 20 janvier, date de la tentative de rachat de Telecom Italia par son compatriote Olivetti. Déjà fréquentes dans cette branche en plein développement, les alliances, fusions et acquisitions se sont accélérées depuis quelques semaines, alimentant les spéculations les plus folles sur d'autres rapprochements. Pas plus tard que lundi, le groupe britannique General Electric Company (GEC) a annoncé le rachat de l'américain Fore Systems, spécialisé dans les systèmes pour Internet, pour 4,2 milliards de dollars (plus de 6 milliards de francs). Le même jour, le groupe de télécommunications Cable and Wireless, britannique lui aussi, a annoncé la vente à la société Global Crossing de ses activités sous-marines pour 550 millions de livres (1,3 milliard de francs). Dimanche, AT & T et son partenaire British Telecom (BT) ont fait une entrée en force sur le marché japonais en acquérant ensemble 30% de l'opérateur longue distance Japan Telecom pour 220 milliards de yens. Pendant ce temps, Cable and Wireless entend se développer sur l'archipel en tentant d'acquérir International Digital Communication (IDC). Quelques jours plus tôt, vendredi, AT & T a fait une offre d'achat sur Media One, le troisième câblo-opérateur du pays. Enfin, il y a une semaine, Infonet a repris la participation d'AT & T dans le consortium Unisource – dont fait partie Swisscom. «La compétition est lancée», estime Alexandre Pasini, analyste chez Lombard, Odier & Cie à Genève.
L'annonce de l'OPA d'Olivetti a provoqué une étincelle sur un marché européens des télécoms prêt à s'enflammer. Depuis sa libéralisation au premier janvier 1998, la branche – encore largement dominée par les anciens opérateurs nationaux partiellement privatisés depuis – avait entamé plutôt timidement une restructuration nécessaire. Elle prend soudain la mesure de ce que signifie le marché unique: les frontières – qui offraient une protection artificielle aux opérateurs nationaux – ont volé en éclats et il ne reste plus qu'un grand espace paneuropéen à conquérir. «Ce ne sont pas les derniers regroupements auxquels nous assistons», estime John Moroney, consultant de la firme anglaise Ovum, spécialisée dans l'étude du secteur. «L'OPA d'Olivetti a libéré les forces du marché une bonne fois pour toutes», poursuit l'expert. Ce faisant, elle a créé un formidable déséquilibre sur l'échiquier européen.
Du coup, toutes les questions sont permises: que va faire France Télécom devant les noces de son ancien partenaire Deutsche Telekom avec Telecom Italia, et que va-t-il advenir de leurs coentreprises? Selon les analystes, France Telecom doit absolument se trouver un nouvel allié pour rester dans la course. La situation n'est guère différente pour BT, selon John Moroney: «En tant que partenaire d'AT & T, BT est censé apporter le marché européen dans le panier de la mariée. Face au géant issu de la fusion des opérateurs italien et allemand, elle se trouve en bien moins bonne posture et va devoir revoir sa stratégie. Elle risque même de perdre son intérêt aux yeux d'AT & T.» Car, contrairement à une fusion, une alliance peut être révoquée. «C'est la même différence que de vivre ensemble ou d'être marié», commente le consultant britannique. D'où son analyse: d'ici à cinq ans, les fusions allant bon train, le marché européen ne comptera plus que deux ou trois acteurs globaux.
Ce secteur, par essence, est naturellement enclin à créer des monopoles. Mais l'exacerbation de la concurrence va encore accentuer cette tendance. Pour être compétitif dans cette branche, il faut être grand. Car les prix ne cessent de fondre. Les avancées technologiques ont permis une réduction phénoménale des coûts de télécommunication, mais le marché européen continue d'appliquer des tarifs trop élevés. Les alliances entre ex-opérateurs nationaux entraînent des surcoûts d'interconnexion, car chacun paie au voisin les minutes qu'il emploie sur son réseau. La tendance est à la création de réseaux paneuropéens contrôlés par un opérateur. Le but est de pouvoir assurer un service «end to end» entre les clients, sans passer par un intermédiaire.
La libéralisation des télécoms est-elle en train de recréer des monopoles? John Moroney ne s'en inquiète pas et fait confiance aux autorités de régulation: «Plus ce marché sera libéralisé, plus il faudra le réguler. Le rôle du régulateur est d'assurer la concurrence même quand elle n'existe plus.»



«Swisscom n'a pas besoin de s'allier avec un poids lourd»

Pour Dominik Koechlin, responsable des activités internationales de Swisscom, les récentes fusions ne changent pas la stratégie de l'opérateur.

Propos recueillis par Gabriel Sigrist
Dominik Koechlin, responsable des activités internationales de Swisscom, répond aux questions du Temps.

Le Temps: La fusion possible entre Deutsche Telekom et Telecom Italia change-t-elle quelque chose pour Swisscom?
Dominik Koechlin: Les regroupements dans le secteur des télécommunications semblent s'accélérer ces derniers mois, mais le mouvement n'est pas nouveau. Cette fusion semble purement défensive de la part de Telecom Italia, qui ne tolère simplement pas la mainmise d'Olivetti. Pour l'opérateur allemand, il s'agit par contre d'une excellente occasion d'acquérir les actifs d'un grand opérateur européen considéré comme sous-évalué. Vue sous cet angle, cette alliance est davantage opportuniste que stratégique et ne changera rien à la réalité actuelle des marchés. Si elle aboutit, elle ne modifierait rien à notre stratégie. En Allemagne, notre coentreprise Tesion se développe très bien au Bade-Wurtemberg. En Italie, l'ouverture à la concurrence est plus récente mais très vive. Nous allons continuer à développer notre stratégie baptisée «Heart of Europe» qui consiste à renforcer notre présence en Allemagne, en France, en Italie et en Autriche. Nos clients internationaux bénéficieront ainsi de réseaux directement interconnectés dans les pays avec lesquels ils ont le plus de relations commerciales et privées. Nous développons par ailleurs notre présence dans les grandes métropoles internationales vers lesquelles nous acheminons des volumes de trafic importants (Londres, Paris, Amsterdam et Francfort).

– Pour les autres destinations, ne faut-il pas conclure une alliance avec un poids lourd international?
– Auparavant, on pensait qu'il fallait impérativement fusionner et devenir un poids lourd pour développer une offre globale. C'est une stratégie d'ancien monopole que nous ne suivons plus. Aujourd'hui, nous cherchons avant tout à élargir notre bassin commercial qui, pour Swisscom, est en train de passer de 7 à 24 millions de clients potentiels. Dans cette perspective, nous avons besoin de partenariats, mais pas de participation financière à une grosse entreprise, et encore moins à un ex-monopole. Je préfère des partenariats clairs et précis dans l'intérêt de nos clients à des concentrations financières. Nous avons réalisé un bon résultat en 1998 et nous bénéficions d'une solide assise économique. Nous allons continuer à réduire les coûts et à augmenter la valeur de l'entreprise.

– Le consortium Unisource, dont Swisscom fait partie, semble instable en raison des divergences entre les différents membres (le suédois Telia et le hollandais KPN). Va-t-il survivre?
– Notre alliance avec Unisource n'est pas concernée par l'actualité germano-italienne. Les actionnaires d'Unisource sont en pourparlers avec des investisseurs financiers et mettront prochainement en place la nouvelle stratégie du consortium. Pour l'instant, la récente reprise du joint-venture entre AT & T et Unisource par Infonet permet d'assurer la continuité du service à notre clientèle multinationale suite à la fin du contrat entre AT & T et Unisource.



Six clés pour comprendre une révolution

Technologies, Internet, concurrence: en quelques mois, tout a changé dans le marché des télécoms.

Gabriel Sigrist
En un an, le secteur des télécommunications a été secoué dans tous les sens, jusqu'à la situation actuelle qui voit divorces, alliances et fusions se succéder à un rythme effréné. Explications sur une mutation complète et rapide.
Un vent de liberté sur l'Europe
En janvier 1998, l'Europe et la Suisse ouvrent le marché des télécommunications. Cette libéralisation s'accompagne généralement d'une privatisation progressive des opérateurs nationaux. Les concessions pour la téléphonie mobile sont attribuées de manière restrictive en raison de la limitation des fréquences disponibles mais, pour les réseaux fixes, les conditions sont moins strictes et les acteurs se multiplient rapidement. Les opérateurs privés américains et British Telecom – privatisé en 1984 déjà – comprennent rapidement l'intérêt d'investir en dehors de leurs frontières. D'autant que depuis 1996, les Etats-Unis appliquent un nouveau «Telecommunication Act» qui autorise les opérateurs locaux à se développer dans la téléphonie internationale. Des dizaines de petites sociétés se constituent dans toute l'Europe pour attaquer les anciens monopoles en baissant les tarifs. L'explosion est rapide car le marché avait besoin de liberté: en Europe, malgré l'augmentation de la consommation, le prix des communications téléphoniques n'avait quasiment jamais baissé.
Des acteurs de tous les secteurs
Les opérateurs étrangers ne sont pas les seuls à investir. En pleine croissance, le secteur des télécommunications intéresse rapidement d'autres types d'industries. Les entreprises de génie civil, de transport, de distribution ou d'électricité se lancent dans l'arène. Ces sociétés détiennent souvent déjà des réseaux de télécommunications pour leurs besoins internes. Si ce n'est pas le cas, elles occupent des positions privilégiées pour mettre en place les infrastructures nécessaires ou au moins les filières commerciales de distribution. En Suisse par exemple, les CFF et la Migros participent à Sunrise et les compagnies d'électricité à Diax. En France, Bouygues lance son opérateur mobile. En Allemagne, les géants Mannesmann ou Viag se lancent dans le fixe et le mobile. La concurrence devient encore plus intense pour les opérateurs traditionnels puisque non seulement le nombre d'acteurs augmente, mais ces acteurs apportent de nouvelles compétences technologiques et commerciales: marketing massue, service personnalisé au client et, surtout, des puissances d'investissement colossales permettant de développer rapidement des alliances internationales.
Pression interne, poussée externe
La concurrence fait pression sur les prix dans toute l'Europe. Pour retenir ses clients, France Télécom coupe ses tarifs internationaux de 60% en moins d'un an – une stratégie qui a relativement bien fonctionné jusqu'à présent. En Allemagne, Deutsche Telekom réagit moins vite et la concurrence en profite pour s'emparer d'une large part du marché. L'opérateur allemand perd rapidement ses clients, ses marges et ses bénéfices. La diminution importante du marché intérieur force tous les opérateurs à se développer à l'étranger. Swisscom redéfinit par exemple sa stratégie et lâche ses engagements en Asie pour investir dans les pays limitrophes. De leur côté, les poids lourds européens s'étendent dans le monde entier, souvent au travers d'alliances. Les partenariats s'établissent à un tel rythme qu'ils deviennent rapidement instables. De plus, deux opérateurs alliés dans un pays se retrouvent souvent concurrents dans un autre. Les fusions apportent donc la stabilité nécessaire au développement à long terme.
Le souk aux minutes
L'essor du marché des télécommunications et surtout d'Internet a nécessité la mise en place d'une importante infrastructure. Des réseaux en fibres optiques et par satellites ont été déployés à grands frais par les opérateurs les plus puissants. Souvent américains, ces géants tentent aujourd'hui de rentabiliser ces coûteux équipements. Jusqu'ici, ils louaient ces faisceaux sous forme de nombre de lignes (voix) ou de largeur de bande passante (données). Pour augmenter le rendement de cette infrastructure souvent sous-employée, les opérateurs ont commencé à commercialiser des communications internationales en fonction du nombre de minutes. Il existe ainsi un souk aux minutes dont les prix fluctuent au gré de l'offre et de la demande. Ce système fonctionne en cascade: des grossistes acquièrent des quantités importantes de minutes entre deux pays ou continents. Ils revendent ensuite à d'autres grossistes dans différents pays qui eux-mêmes travaillent avec des revendeurs. En Suisse, on voit apparaître ce type de commerce avec les cartes téléphoniques à prépaiement, de plus en plus nombreuses sur le marché, qui cassent les prix. Derrière leurs noms curieux (TeleLine, GlobalLine ou Connector) se cachent des petites sociétés qui rachètent des minutes à des grossistes. Cette pratique annonce la prochaine bataille des télécoms. Pour l'instant, les opérateurs traditionnels, qu'ils soient publics ou privés, ne savent pas encore quelle stratégie adopter: d'une part, ils sont intéressés à vendre eux-mêmes des minutes en gros (y compris Swisscom), d'autre part, ils souffrent de plus en plus de ce marché parallèle.
Internet et l'effet dominos
Aux Etats-Unis, les communications locales sont forfaitaires: pour quelques centimes, l'usager peut rester en ligne pour une durée illimitée. Adapté aux conversations téléphoniques (dont la durée moyenne est de quelques minutes), ce système est devenu très coûteux avec l'apparition du Net: les internautes, qui laissent généralement leur ordinateur branché en permanence, monopolisent les lignes téléphoniques et donc les lignes des opérateurs. Pour compenser ces pertes, ceux-ci doivent se développer dans d'autres secteurs comme le câble TV, mais aussi le marché international. Ils empiètent ainsi sur les plates-bandes des opérateurs internationaux, qui sont contraints de s'étendre à l'étranger. Ou de fusionner avec d'autres.
La concurrence technologique
Peu rentables, les liaisons téléphoniques locales restent le seul bastion monopolistique dans la plupart des pays. En Suisse, Sunrise propose des appels locaux légèrement moins chers, mais Swisscom continuera de détenir l'infrastructure et donc de fixer les prix de la location de son réseau. La vraie concurrence sur le local viendra d'autres supports physiques comme le câble TV, très développé aux Etats-Unis et en Suisse. En adaptant légèrement le réseau, le câble coaxial permet de transmettre Internet (un service déjà proposé dans les grandes villes de Suisse). A la fin de la semaine passée, l'opérateur AT & T proposait un rachat du câblo-opérateur MediaOne, troisième des Etats-Unis, pour 87 milliards de francs. D'autres types de supports vont apparaître à grande échelle dans les mois à venir, comme la transmission de données sur les fils électriques. Il ne faudra donc pas s'étonner de voir des géants des télécommunications racheter des compagnies d'électricité, et vice versa.


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